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Salvador Rueda et «El patio andaluz»549
Universidad de Pau
Au debut de l'année 1886550 paraît à Madrid un livre de petit format551 ayant pour titre El Patio Andaluz et pour sous-titre Cuadros de costumbres552. Son auteur, Salvador Rueda, qui a vingt-neuf ans, a acquis une notoriété certaine dans le monde des Lettres de la capitale pour ses recueils de poèmes. En effet, en 1883, il a publié respectivement à Madrid Noventa Estrofas dont le préfacier n'est autre que Don Gaspar Núñez de Arce, l'une des gloires de la poésie espagnole de —358→ cette époque, et Cuadros de Andalucía, puis en 1885 il a fait paraître Poema Nacional. Costumbres populares. Né à Benaque, petit village de la province de Málaga, le 2 dècembre 1857553, dans un milieu de très modestes paysans, Salvador Rueda est vite entré dans la vie active; tour à tour il a été enfant de choeur, ouvrier menuisier, garçon boulanger et cultivateur554. A l'en croire, ces longues années de jeunesse qu'il passa au contact de la nature -andalouse de surcroît- furent décisives quant à son inspiration créatrice, quant au développement de sa sensibilité: «Elevé aux mamelles des champs, des mers et des montagnes, et le front, plein de silentes profonds et germinateurs, penché sur le savoir naturel pendant les dix-huit premières années de ma vie, j'ai sculpté et cliché en mes entrailles spirituelles, grosses de secrets, tout le vaste trésor d'archétypes de la Grande Créatrice», confesse-t-il en 1913 dans la Nota del autor qui sert de prologue à Cantando por ambos mundos555.
Toutefois, eu égard à cette déclaration ainsi qu'à une carente certaine à hauteur de son instruction initiale, il ne faudrait point accréditer la thèse d'un créateur ex nihilo ainsi qu'il ressort des écrits de son biographe ou de quelque historien de la littérature556. En effet, le jeune Rueda bénéficia des leçons d'un curé, nommé Robles, «qui venait, dit-il, de Benajerafe me donner des leçons dans mon village entouré de hautes montagnes»557. Ainsi, il reçut un enseignement portant sur la langue et la civilisation latines ainsi que sur les grands —359→ poètes espagnols des XVI ème et XVII ème siècles. Lorsqu'en compagnie de ses parents il s'installe à Málaga aux alentours de 1870558, il continue à exercer divers métiers tels que celui de gantier ou celui de manoeuvre sur les quais du port de cette ville559 jusqu'au moment ou remarqué par le rédacteur en chef du Mediodía de Málaga pour les compositions poétiques qu'il y publie sous un pseudonyme, il se voit offrir l'accès à la rédaction de ce journal. Dès lors il va collaborer à divers périodiques, tels que l'hebdomadaire Málaga, la revue Andalucía ou encore le quotidien El Correo de Andalucía et nombre des poèmes qu'il insère -de façon éparse- dans cette presse seront regroupés dans son premier livre, Renglones Cortos, qui paraît à Málaga en 1880560. La réputation qu'il s'est taillée au sein des sphères intellectuelles malaguènes s'étend au-delà à tel point qu'un des poètes les plus prestigieux de l'Espagne d'alors, Gaspar Núñez de Arce, le fait engager comme journaliste à La Gaceta de Madrid où, d'ailleurs, il ne restera que peu de temps. A Madrid, il deviendra très rapidement rédacteur en chef d'un quotidien de grande diffusion, El Globo561, tout en poursuivant une carrière dans l'administration qu'il avait commencée en 1882 et c'est ainsi qu'en 1886 il occupe un emploi temporaire de commis aux écritures prés le Départemment de statistiques du Ministère de l'Expansion562 lorsqu'il publie El Patio Andaluz qu'il dédie à ses «compagnons» de la rédaction de El Globo. Poète très largement autodidacte qui a engrangé en peu de temps une vaste culture563, Salvador Rueda annonce déjà, en 1886, face à la poésie officielle, consacrée, rhétorique, académique, pédante parfois, des deux grands poétes despotes et politiciens que sont Ramón de Campoamor564 et Gaspar Núñez de Arce565, una réaction au monde des plus personnelles, une sensibilité nouvelle. Il faut dire cependant que, —360→ quoique isolé en tant que créateur, il peut apparaître comme un élément constitutif d'un vaste mouvement poétique qui est à l'origine d'un renouveau remarquable promu en partie par la lecture des textes de Heine, et auquel participent notamment Augusto Ferrán avec La Soledad (1861), Gustavo Adolfo Bécquer et ses Rimas (1862), Joaquín Bartrina et Algo (1874), Eusebio Blanco et ses Soledades (1877), Manuel Reina et Cromos y Acuarelas ( 1878) et enfin Rosalía de Castro avec En las orillas del Sar (1884). Tous ces poètes ont remporté un tel succès que leurs oeuvres ont connu plusieurs rééditions et il n'est pas interdit de penser qu'elles ne sont pas passées inaperçues aux yeux de Salvador Rueda.
El Patio Andaluz regroupe quatorze tableautins dont le titre de la plupart -à lui seul programmatique- inscrit d'emblée le thème évoqué dans une tradition littéraire, celle de la littérature dite costumbrista, parmi les réprésentants de laquelle il faut citer en tout premier lieu le malaguène -un autre!- Serafín Estébanez Calderón566 qui connaît la célébrité avec ses Escenas Andaluzas qu'il publie en 1847 et la madrilène Ramón de Mesonero Romanos567 très connu pour Las Escenas Matritenses qui apparaissent entre 1843 et 1862. L'oeuvre de Salvador Rueda, par la peinture qu'elle offre de certaines facettes de l'Andalousie, va se situer dans semblable courant et ne va qu'amplifier une thématique qu'il avait déjà bien ébauchée avec ses publications précédentes. Il y a donc chez ce dernier une volonté d'ancrage dans un monde qui lui est très familier et dont il semble se promettre d'en faire, avec chacun de ses livres, un inventaire. A la différence des précédents, ce livre est écrit en prose que nous n'aurons aucune peine, cependant, à qualifier de poétique.
L'Andaluosie qu'appréhende Salvador Rueda et qu'il fait entrer dans la littérature, est -on pourrait s'en douter- toute d'essence rurale, villageoise même; c'est, par conséquence, une Andalousie traditionnelle, archaïque en un certain sens, populaire, une Andalousie qu'il prise plus que tout et qui pour lui reflète, sans conteste, l'âme du peuple auquel il appartient.
Il ressort tout d'abord que la vie de ce peuple s'organise selon un rituel imposé par le groupe. Ce dernier, qui est toujours désigné sous —361→ les vocables de coro -choeur- ou círculo -cercle-, prime sur l'individu dans toutes les phases marquantes de l'existence humaine: la naissance, les amours, la mort. Le baptême du nouveau rejeton de la féconde Micaela, dont les couches présentes ont été moins laborieuses qu'à l'ordinaire, pour suivre une ancienne coutume, devra faire grand bruit. Il n'y aura pas à dix lieues à la ronde une personne qui ne manque d'assiter à la fête à laquelle chaque jeune beauté se rendra en galante compagnie pour y baller; y participeront également tous ceux qui désireront s'humecter le gosier d'une gorgée d'eau de vie ou chatouiller leur palais avec un tendre et délicat mostachón568. Autant la présence de la communauté est requise pour célébrer -au moyen de pratiques archétypales- la venue du nouvel être, pour l'acceuillir en son sein et ainsi assurer sa prope continuité, autant elle est nécessaire pour accompagner, entourer le trépassé lors des derniers moments de sa présence dans le monde des vivants, manifestant ainsi sa présence enveloppante tout au long du transit sur terre de chacun de ses membres: «Tous viennent le voir, tous viennent lui parler, comme si le malheureux devait les entendre... Quelle tristesse se manifeste sur le visage de ceux qui arrivent pour assister à la veillée funébre! Aprés avoir présenté leurs condoléances à la famille du défunt, ils sortent de la chambre mortuaire et vont s'assoeoir en formant un cercle dans la vaste cuisine, la fameuse cuisine rustique avec sa kyrielle de chaudrons sur la cheminée, sa batterie d'assiettes bigarrées, ses nids d'hirondelles et sa ronde de chaises autour de la pièce»569. Quant aux relations amoureuses, elles se doivent d'observer un code émanant également du groupe: la flamme que désire déclarer -à la faveur de la nuit- le soupirant éperdu à sa belle sera exprimée au moyen de la copla570, une composition poétique chantée de quatre vers, qui sans le choeur des musiciens perdrait de beaucoup d'expressivité. Aussi le rituel de la déclaration d'amour a-t-il pour point de départ la taverne du village «au sol de terre battue, aux murs décrépis et au plafond noirci par la fumée»571, où «pendant que l'on accorde les instruments de musique, un personnage, placé au milieu du —362→ cercle formé par les jeunes gens qui sont assis en rond près de la cheminée, remplit sans arrêt d'eau-de-vie un verre qu'il tient à la main et qu'il fait passer dans celles de ses compagnons»572. A partir de ce lieu stratégique (!) la parranda, dont les objectifs auront été minutieusement choisis au préalable, pourra pleinement réaliser sa mission. Composée de «quinze jeunes gens» parmi lesquels se trouvent un guitariste, un mandoliniste, un cymbalier et un chanteur573, la voici en position devant la symbolique reja, cette grille de fenêtre derriére laquelle «une jeune fille repose sur un lit de félicité en attendant que la douce vo ix de l'homme qu'elle aime vienne lui chanter sa flamme et lui rendre hommage»574 et «où la lune vient déverser son onde d'argent»575. C'est alors que le chanteur -qui est l'amoureux- entonne une copla dans laquelle il indique que «si celle qui l'écoute en ce moment ne l'aime pas, il va éprouver une si profonde tristesse que seule la mort pourra l'effacer avec ses baisers»576; cette grande détresse que le verbe à lui seul ne suffit pas à révéler, a recours aux cordes de la mandolines pour «dire quelle sorte de peine est celle qui les fait éclater en de si profonds soupirs et en des sanglots si passionnés»577. Tant que cet amour, momentanément non payé de retour, est exclusif, tout est pour le mieux dans ce monde des absolus; toutefois il arrive qu'une belle reçoive simultanément les aveux d'amour de deux prétendants appartenant à la même parranda. Aussitôt les rivaux s'affrontent au couteau, chacun étant animé par le désir véhément de supprimer l'autre et done de pouvoir seul prétendre aux faveurs de la belle: «Les lames d'acier bruni des couteaux s'agitant d ans leurs mains brillent comme deux éclairs; les voici, tout d'un coup, qui se dissimulent, puis qui réapparaissent en faisant jaillir des étincelles; les voilà qui se touchent tout en se donnant un rude baiser qui fait fuser des bluettes des aciers; enfin, caressées entiérement par la lumière, elles resplendissent comme deux rayons»578. Fort heureusement, il n'y aura —363→ pas de mort -cette fois-ci- car le groupe, soucieux de sauvegarder son entité, réussira au prix de grands efforts à maîtriser les deux adversaires.
Ce groupe maintient, consolide et redynamise son unité lors de moments de l'année qui revêtent un caractère sacré. Ainsi la nuit de Noël, la Noche-Buena, est par excellence l'événement qui réalise la soudure de la communanté le plus largement possible: «Séville et Malaga et Cordoue, comme le reste de l'Andalousie, et comme le reste de l'Espagne, pénètrent dans la Noche-Buena avec leur tintamarre de mortiers, le fracas cadencé de leurs zambombas et le bruit de leurs cent mille tambourins dont le vacarme, uni à celui des villanelles joyeuses, à celui des chansons populaires et au concert des mandolines, forme cet étrange ensemble, vague et poétique, qui à la veille de Noël caractérise la belle nation espagnole»579... «Dans toutes les églises, commes dans la cathédrale, les gens se fondent et se coudoient en un fourmillement incessant, car cette nuit l'on voit confondus la plèbe et l'aristocratie, la dame et la fille du peuple pleine de grâce, le jeune homme au chapeau sur le sourcil et le petit maître, sanglé dans son costume, qui porte des bésicles superflues»580. Le temps sacré ponctue ainsi chaque année qui s'écoule; il entraîne inéluctablement un regain de Vie. Il est á souligner à ce propos que le groupe inscrit chacun des actes relevant d'une période sacrée du calendrier dans un sempiternel duel Vie/Mort renvoyant à une symbologie qui, à chaque fois, peut être appréhendée à plusieurs degrés. L'abattage du cochon qui se situe à l'approche de l'hiver donne lieu à tout un cérémonial -quasiment nocturne- qui s'achève aux feux de l'aurore, auquel participe toute une famille. Les enfants se voient confier par leur père la tâche d'aller appeler amis et parents pour l'assister dans toutes les phases de l'acte qui s'achèvera par la mort de l'animal. Et ces derniers, en raison du concours qu'ils ont prêté, se verront conviés à s'asseoir autour de la table familiale pour «savourer le célèbre déjeuner dit de la asadura»581. Au cours de ce cérémonial chacun tient un rôle d'acteur, voire de spectateur, et la bonne humeur, en pareille occasion, est de mise: «Le découpeur a enfin terminé sa tâche et le choeur des gens qui regardent a suivi des yeux les opérations dans leurs moindres détails, non sans manquer de saupoudrer, tout au —364→ long de celles-ci, la conversation de jeux de mots opportuns, d'heureux traits d'esprit et de grimaces pleines de grâce et d'espiègleries»582. La Vie se doit de triompher et surtout lors de passages de cycle à cycle: ainsi durant la nuit de Noël qui marque la fin d'une boucle et ouvre une boucle prochaine, il s'impose de faire grande et bonne chère583, la perpétuation de la Vie -à tous les niveaux qu'on l'envisage- paraissant par là-même garantie. Il se produit manifestement en la circonstance ce qu'il convient d'appeler une modalité orgiastique, quelque peu atténuée il est vrai: lorsque la famille qui vit dans un logis bien pauvre584, termine les préparatifs du repas de réveillon, «apparaît sur le seuil de la porte le reste de celle-ci, composé d'oncles et de tantes, de neveux et de nièces, de frères et de soeurs, de beaux frères et de belles soeurs, et de tous les autres descendants de l'aîeul, celui-ci avec une assiette de confiture, celui-là avec une corbeille de fruits, tel autre avec une énorme louche qui menace de priver de manger toute l'assemblée, tel autre enfin porte sur l'épaule une outre à vin boursouflée qu'il tend au grand-père après avoir salué tout le monde. Ce dernier, à son tour, la fait passer à la mère de ses petits-enfants, la mère de ceux-ci à son époux, celui-ci à sa bolle-soeur et cette dernière enfin la penche au dessus d'un énorme verre qu'une fois à demi-plein elle remet aux autres descendants, non sans manquer de limiter les gorgées ni non plus d'arracher le verre des mains de celui qui reste trop de temps la tête en arrière»585.
Cette société dont nous avons pu saisir quelques aspects «structuraux» est intégrée par toute une série de personnages issus, comme il faut s'y attendre, des couches populaires et hautement représentatives d'une Andalousie qui perdure à travers les âges. Ce sont notamment «le célèbre vendeur de fleurs qui vante publiquement sa marchandise au moyen d'un chant mélodieux; la joyeuse cigarière plus —365→ habile à palabrer que dans l'art de rouler des cigares; le maquignon à la face parcheminée, aux favoris en fer de hache et au plastron de chemise brodé»586, le père Serapio, propiétaire d'un oliverie, couvert «du cou aux genoux» d'un «tablier de cuir lustré attaché à la taille par deux rubans, au-dessus duquel apparaissent deux noires jambes de pantalon de peau corroyée qui tombent sur de solides chaussures aux semelles cloutées et aux talons très bas»587, Bastian, le gitan «au pantalon à pattes d'éléphant», à la «veste garnie de franges», portant une «ceinture de tissu»588, dans la forge duquel le fer qui sort des flammes en rougeoyant se voit très vite marteler «l'échine» pour donner naissance à la «silhouette haute sur pattes de l'hoyau qui enfoncé en terre appellera les germes à la vie»589. Ce sont également des personnages, très mobiles de par leurs activités, qui contribuent, en raison de cenes-ci, à resserrer les liens de la communanté des villages andalous: le montreur de marionnettes qui est évoqué comme «un individu moitié sorcière, moitié démon» qui surtout par ses tours d'escamotage stupéfie les villageois pour qui son habilité et sa dextérité ne sont qu' «enchantement ou magie»590 et le racommodeur de faïence qui «est en perpétuel voyage», tel «un nouveau Juif errant condamné à recoller et assembler de la vaisselle en terre»591. En effet l'un et l'autre pour peu qu'on y réfléchisse, concourent à soutenir une conscience collective qui s'alimente et d'imaginaire et de quotidien. Enfin, pour conclure cette typologie andalouse, il est nécessaire de mentionner la gent féminine parmi laquelle nous distinguerons cette Rosario qui «entre les jeunes filles du village se signale par la grâce de son minois et sa brune carnation veloutée, charmes qui rehaussent sa superbe touffe de cheveux, relevée et regroupée derrière sa tête en un joli chignon finement natté, sous lequel pointent deux petites oreilles perçées par deux boucles d'argent qui, lorsque marche la jeune fille, frissonnent en lançant des particules de reflets»592. Il va sans dire que pittoresque et observati on pénétrante agissent en commun —366→ pour renvoyer de ce peuple un côté très attachant, mais n'est-ce pas cela que souhaitait Rueda?
Le tableau de l'Andalousie ne serait pas achevé si l'on ne faisait pas mention de l'un de ses aspects les plus expressifs qui participe du domaine artistique: nous nous référons à la musique. Exécutée par un certain nombre d'instruments que l'on a déjá mentionnés, elle est, à n'en pas douter, une des composantes essentielles du génie andalou. Lors d'un baptême elle va faire danser les convives: «On accorda immédiatement les instruments et dès que le joueur eut opéré un pincé sur la guitare, résonnèrent simutanément les cymbales, les violons et les guitares, cependant que tout de suite se fit remarquer le claquement des castagnettes dont jouait une jolie jeune fille qu'attendait son cavalier pour ouvrir le bal... Le couple fut enfin au milieu des invités et les coups cadencés des cymbales donnérent le signal du fandango»593 -«le fandango classique de mon pays, souligne le narrateur dans un élan nationaliste et très certainement même régionaliste, qui vaut plus, ajoute-t-il, que toutes les autres farandoles et les rigodons importés de l'étranger»594. La musique accompagne également le chant et quoi de plus naturel que d'évoquer le tablao flamenco constitué de sept personnes: «Ouvre la marche une rombière grimée de blanc de céruse, laquelle mixture enterre une bonne partie de son grand âge. Il lui incombe la partie des tangos... La seconde personne que l'on prendrait pour une enfant est une femme par son âge; elle chante les malagueñas et parmi celles qui composent son répertoire il en est une qu'elle interprète avec un tel rayonnement de fraîcheur qu'il semble que sa voix n'est qu'un fil de cristal». Viennent ensuite «un jeune homme qui chante les seguidillas gitanes», puis la «déesse flamenca» enveloppée en un châle de Manille, «qui doit être malaguène ou sévillane car toute sa personne déborde de grâce»; elle est suivie par deux joueurs de guitare précédant, enfin, «le roi des chanteurs d'Espagne qui dévoile au public sa stature trapue, son teint hâlé, ses boucles de cheveux sur les oreilles et son plastron brodé»595. On ne pourrait point clore -même brièvement- ce domaine sans faire allusion aux chansons populaires qui se révèlent être de véritables créations poétiques. Un seul exemple permettra de les apprécier: —367→ Concha, tout en brodant derrière la cancela, du patio, chantonne interminablement cette copla:
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Résolument partisan d'alimenter ses textes de matériaux ressortissant au folklore encore bien vivace dans une Andalousie essentiellement rurale et qui a dû forger la culture de sa prime jeunesse, Salvador Rueda dispose donc d'une source d'inspiration vaste qu'il choisit pour plusieurs raisons. Tout d'abord parce qu'il veut faire oeuvre de rappporteur fidèle de ce qu'il transmet à son lecteur, et qu'il veut faire partager à ce dernier son expérience de témoin occulaire: «c'est bien certain qu'aujourd'hui, dit-il, je ris aux anges de plaisir puisqu'il s'agit de rien moins que de dépeindre une fête gitane. Et je vous assure que cette fête nous n'allons pas la tirer de notre tête, mais que, bien au contraire, nous l'avons vue de nos yeux plus d'une fois se détacher du fond ténébreux de la forge. Et c'est seulement parce que nous avons cru bien observer ses détails et apprécier son ensemble que nous devons en rendre compte. En effet ce qui est bien perçu et ce qui est bien su est ce qui est le plus en mesure de pouvoir être exprimé»597. Il est chez lui, par conséquent, une volonté d'authentification de l'acte par l'écriture, une volonté de vérisme qui est déjà très certainement inscrite dans une recherche de l'essence de l'Andalousie. Une seconde raison qui vient en quelque sorte en complémentarité de la première réside dans le fait que l'écrivain prône, d'une certaine manière, le particularisme de son pays; souvenons-nous de ce qu'il déclare à propos du fandango598. Aussi peut-on légitimement s'interroger à ce propos s'il n'y a pas là quelque rémanence romantique qui n'aurait rien de surprenant dans ce dernier quart du XIXº siècle en Espagne.
Evoquer cependant Salvador Rueda dans cette seule optique serait occulter un aspect non moindre de son oeuvre qui le fait précisément se démarquer du courant costumbrista rappelé précédemment. En effet par une approche du monde que sous-tend vine sensibilité —368→ fortement développée, l'auteur réussit à donner une impulsion nouvelle au tableau de moeurs et par certains côtés atteint á l'originalité.
L'univers de Rueda se caractérise par une animation totale: tout y est doté de vie, à commencer, bien évidemment, par ce qui généralement est classé parmi ce que l'on désigne comme inanimé. L'inanimé prend vie, se dynamise et bien souvent s'anthropomorphise; en outre, il n'est sujet à aucune exclusive de la part de l'écrivain. Aussi le lecteur est-il confronté à un surcroît de vie, nettement empreint d'optimisme. Lors de la veillée de réveillon la charmante jeune fille qui a pêtri la pâte «laisse tomber dans l'huile de tendres cerceaux en forme de beignets, qui poussent un cri aigu en touchant le liquide, et gagnent à la nage les bords du (récipient) où endurant sur ceux-ci le chatouillement écumeux de l'huile, ils vont prendre la cóuleur de l'or»599 et bientôt «le vin rit à gorge déployée en culbutant dans les coupes resplendissantes»600 tandis que dehors «les saules qui tombent de sommeil dodelinent de la tête»601. Par un petit matin de novembre, «entre les feuilles jaunâtres de la treille, commence à se dandiner la lumière qui trébuche sur la rosée»602; lorsqu'il fait nuit naire, «au loin on entend le ruisseau qui rit aux éclats en coupant à travers le sable, tel une tresse de cristal. L'air siffle dans les grilles des fenêtres, prenant part à l'orgie de parfums qu'à minuit célèbrent les fleurs»603. Ces quelques exemples suffisent largement à montrer combien l'imaginaire de Rueda repose en partie sur la sensorialité qui renvoie de l'univers une vaste série de référents humains, tous empruntés à un registre sensible, assurément. L'exaltation de chaque élément cosmique, si minime, si humble soit-il, est une constante de l'oeuvre; à travers le prisme de l'auteur son environnement immédiat acquiert un véritable statut poétique. Au moyen de la comparaison, de la métaphore, de la synesthésie, le monde dont on a souligné le grand souffle de vie qui l'animait, se métamorphose, et gagne en beautés, en richesses. Métaux précieux, pierres précieuses foisonnent; l'or domine très nettement: «la lumière qui se balance sur le tissu» que l'on a tendu —369→ au-dessus du patio, «pave le sol de paillettes d'or»604; le canari «secoue ses ailes d'or pâle»605. L'argent, quoique moins mentionné, abonde puisque chaque nuit la lune «déverse son onde d'argent»606 sur les grilles de fenêtres. Quant aux gouttes de sang du porc que l'on vient d'abattre, qui rompent le silence en tombant dans une assiette, les voici transformées en «brillants grains de collier en corail»607. Les matériaux purs, tel que le cristal, entrent dans la composition de cet univers: la seguidilla que lance Concha la gitane à l'adresse de Camilo pour lui prouver son amour semble être proférée par «un tube de cristal»608. Le monde se stylise; la forme que prennent les êtres et les objets ressortit à la simplicité pour conjuguer pureté et efficacité graphiques et géométriques: le platane du patio «s'ouvre en arcs opulents»609; les pois sons de couleurs «qui nagent dans la vasque de la fontaine» apparaissent «comme de légères gondoles de feu»610 et l'eau de cette dernière «dégringole de ses bords en joyeux rosaires de gouttes»611. Ainsi som mes-nous en présence d'un monde à l'élaboration duquel concourent esthésie et esthétique, un monde qui, pour une large part, se place sous le signe de la lumière, dont on ne saurait détacher à la fois la vie et la joie; et l'on peut avancer, sans vouloir systématiser excessivement, que El Patio Andaluz repose amplemeut, mais non totalement, sur ce tripode: il est significatif à ce propos qu'un seul de ses tableaux évoque la mort -en tant que phénomène naturel et done irrémédiable- et qu'hormis la demeure du défunt la totalité de l'univers lorsque le jour se lève est à l'unisson de ce que nous avons énoncé: «Tout est en joie avec la lumière nouvelle en dehors de la demeure [du mort] et tout s'agite sous l'impulsion de la vie»612. De fait chaque récit s'organise, presque toujours, autour d'un axe lumieux -soleil, lune, lampe à huile, chandelle, etc...- qui éclaire le monde et en révèle toute la beauté et toute la vie. Elément structurant —370→ du récit, actant, la lumière, qui l'emporte sur l'ombre en maintes occasions, nous renverra à ce que nous avancions à propos du com portement du groupe.
Ainsi que nous l'indiquions antérieurement, El Patio Andaluz a pour sous-titre Tableau de moeurs; or Rueda, dès la première ligne de son recueil précise qu'il est chez lui une intention de peindre -au sens propre du terme chaque scène613. Le vocable tableau prend dès lors sa signification première, intimement liée à la notion de composition picturale qui nécessairement s'opèrera de concert avec la lumière. La surface du tableau s'organisera en un premier temps au moyen de linéaments fortement structurés qui ne laisseront rien au hasard, puis recevra ensuite la couleur -par le truchement de la lumière- qui rehaussera la plastique du sujet choisi: «Nous allons, avec la permission du lecteur, étendre la toile sur le chevalet, où apparaîtront petit à petit des traits informes de charbon et des profils d'objets et de personnages; ensuite les lignes acquerront de la vigueur, les détails iront se multipliant et une fois terminé le dessin, sur la toile tombera la couleur qui se répandra dans toutes les directions, accusant ici un relief, là un énergique contour, p lus loin un habit éclatant... et la lumière, enfin, viendra tomber sur la toile faisant ressortir tous ses défauts puisque tout n'est pas que beauté»614. Ce désir qui habite l'artiste de révéler en toute lumière les formes des êtres et des choses va l'amener à réaliser toute une étude sur celle-ci et son impact sur le monde. Le crépuscule, moment propice ô combien, est évoqué ainsi: «Quelques bandes de feu s'étendent tout au long du couchant, et la couleur bleue du ciel se transforme en violet, en rouge ou e n indigo, selon que la lumière avec plus ou moins d'intensité décompose ses rayons dans l'air»615. En empruntant tant ses couleurs au spectre lumineux le coloriste indique à quel point sa sensibilité est impressionnée par toute radiation et le poète ressentira un tel ravissement devant ce dernier qu'il ira jusqu'à en décrire son infime partie que seul peut percevoir son oeil (!): sous la bâche du patio «un rayon de soleil, teint en bleu, agite ses millions d'atomes lumineux en une sarabande enragée, et tandis que l'un deux, la mine fière et plein d'allant, entre dans l'échelle de la lumière, un autre s'eteint sur le —371→ bord; celui-là tourbillonne, celui-là plus loin monte lentement et posément et cet autre encore joue des coudes... et tous se soulèvent au moindre souffle d'air qui ne pouvait résister à la tentation de scandaliser les molécules»616. Cette lumière toutefois, quoique très présente sous différents aspects, peut en un tout premier temps voir son intensité diminuer à la suite du positionnement d'un obstacle qui entrave l'efficacité de son rayonnement -la bâche du patio, par exemple- et alors l'ombre va venir jouer avec une luminosité réduite et créer un clair-obscur qui effacera les formes tranchées des objets et fera basculer tout un espace dans l'incertain dont l'attrait ne sera pas dérisoire pour autant: «... le tableau perd en lumière ce qu'il gagne en flou et en fraîcheur; les tons ardents s'eteignent; les contours des êtres sombrent dans la fantaisie; il se forme une sorte de crépuscule autour des plantes»617. Avec l'apparition de l'ombre un nouveau monde -poétique- surgit, nourri de fantasque et de mystérieux et quand la lumière agonise «en ayant de brusques battement d'ailes, tels ceux de l'oiseau prisonnier dans les mains d'un enfant»618 et plonge l'environnement dans l'obscurité totale, la mort du monde ne survient pas. Une vie -bien que très peu évoquée dans le livre- se manifeste à travers certains êtres nocturnes qui entretiennent des rapports avec la mort, avec l'au-delà, des êtres qui inquiètent assurément mais qui, de par leur présence dans le texte, exercent un pouvoir d'attraction sur le narrateur: «... dans le foyer, où ne règne plus que l'ombre, le chat montre sur la cendre ses ronds yeux d'émeraude, lumineux et fantastiques... et la chouette chuinte au-dessus des tombes»619. Dans le noir le plus total il est une lumière dont la source est à rechercher à l'intérieur de cet être de la nuit, de cet être qui se fond dans la nuit; pour paradoxal que ce soit, l'obscurité recèle et produit sa prope source lumineuse. N'est-ce pas là le constat de l'un des aspects du mystère qui est afférent à cette face sombre du monde et qui demande à être décrypté? Il est certain que pour Rueda tout n'est pas donné et que le mystère du monde est à rechercher dans ses facettes qui ne sont pas exposées à la lumière et qui semblent préserver jalousement leur secret: «Cette feuille sur laquelle glisse une goutte d'eau, montre nettes et vigoureuses ses infinies vertèbres et ramifications qui, partant de —372→ son centre, s'enlacent, se déroutent et s'égarent sur ses bords; sur son revers l'on ne perçoit aucune ramification car il est recouvert d'un léger velours qui voile le secret d'une si mystérieuse anatomie»620. Selon que la lumière ou l'ombre agissent -plus ou moins- sur la toile, le monde, à travers une gamme chromatique étendue et significative renvoie ses diverses réalités -révélées ou secrétes- et il est bien evident que les rapports que lui fait entretenir l'auteur avec la peinture sont à l'origine d'une lecture symbolique de lui-même. S'il est peinture, le monde est également musique; il génère sa propre musique, de nature symphonique, eu égard à la récurrence qui est immanente à toute sourde génératrice de musique. Ainsi cette dernière émane-t-elle de «cet énorme verrou rouillé qui exécute une symphonie de grincements chaque fois qu'il se ferme»621 ou encore du silence qui aprés avoir été interrompu «fait entendre de nouveau sa grandiose symphonie de rumeurs monotones et presque imperceptibles... qui imitent le galop éloigné des chevaux ou qui produisent une sourde vibration dont les ondulations semblent entraîner un tambourinement fatigué de gouttes d'eau, un mystérieux bruit de pendules et des palpitations prolongées d'une mer en flux et en reflux»622. Une réalité musicale apparait qui dévoile une autre dimension de l'univers; une autre identité se fait jour qui enrichit la perception et appréhende tout un réseau de sons distincts et spécifiques savamment orchestrés.
Cet univers que le poète, l'artiste, apprécie en ses dimensions chromatiques et musicales constitutives d'une «personnalité» très dense et complexe qui est loin d'être percée à jour, le fascine à tel point qu'il ira jusqu'à en explorer la combinaison élémentaire. Des éléments des origines se dégage, tout d'abord, une pusissance indomptable, irréductible, rapportant le commencement du monde à un mythe qui repose sur le principe de la force, de la violence, sur le rapport sympathie/antipathie élementaire. En corrélation étroite avec tel principe, se trouvent le mouvement incessant et partant la vie intense. L'eau originelle est évoquée au moyen d'une mer «dont on perçoit au loin la rauque respiration, qui travaille de ses forces herculéennes à franchir les limites qui la contiennent»623. Il y a tout —373→ lieu de penser que la référence mythologique -par l'intermédiaire de l'adjectivation de la force de cet élément- est symptomatique: tout en le dimensionnant dans un registre que seule l'imagination peut concevoir, elle le greffe directement sur le mythe, mieux, sur l'archétype mythique de la force. Quant aux efforts incommensurables que déploie cette eau originelle, ils pourraient également nous ramener au début du monde, au moment où il s'opère la séparation de la terre des eaux, moment où l'eau perd un espace dont elle aurait, depuis lors, la nostalgie et qu'elle ne cesserait de s'efforcer de réconquérir. L'air est présenté dans toute sa vigueur et son déchaînement; incontestablement il fait montre de ses origines titanesques et sa turbulence tempêtueuse nous renvoie au mythe de ces divinités reteneues dans les profondes cavernes des îles éoliennes: «Le fluide invisible traîne en une bruissante logorrhée des tourbillons fous de feuilles de vigne sèches; il siffle avec stridence dans les genêts en proie à l'horripilation; il ahane parmi les troncs des peupliers; il ronfle dans les trous des amas pierreux tout en faisant tressaillir les roches; il gronde et retentit dans les lointaines cordillères...»624. Cet élément dont la furie semble être l'apanage, se révèle dans toute son essence -la tempête qui, comme le dit si bien Bachelard, «est la forte première, la voix première»625. Véritable détenteur de la colère cosmique, de la «colère pure»626, il ne cesse d'actualiser également le dynamisme d'un mouvement primordial et qui est en perpétuel devenir. Il va de soi que son impalpabilité en rehausse à la fois la puissance et la mobilité en ce sens qu'il est dépourvu de toute structure formelle susceptible d'entraver ses actes. Le feu qui va naître dans le brasero demande un rituel qui renoue, à l'évidence, avec une pratique sacrée des premiers temps, au cours duquel il sera érigé au moyen d'éclats de bois un fragile château dont les fondations ont été creusées dans des cendres et qui est entouré de morceaux de charbons; à peine la mèche que l'on a placée à la base du bois est-elle enflammée que «le récipient en feu» est transporté sur le seuil de la porte de la maison pour que le vent permette à cet élément de s'épanouir: «Très vite une spirale de fumée gravit les éclats de bois et oblique sous l'action d'un coup de vent...; arrive ensuite une autre rafale qui souffle sur la flamme, déjà guillerette et transportée de joie, qui, imitant un léger ronflement —374→ de forge, frappe les éclats de bois, fait crépiter les charbons, darde sa langue rougeâtre au sommet du château, et se répand par les fentes, laissant éclater sa férocité et sa liesse. Le petit incendie prend corps peu à peu et acquiert de la vigueur; tout nimbé de brillantes étincelles, le château commence à s'écrouler; il désagrège d'un côté en projetant une spirale de flammèches; il laisse choir une partie de ses créneaux dans un fracas assourdi; il lâche pan après pan ses murs fragiles et finit par ne plus montrer que ses fondations sur lesquelles flottent quelques flammes subtiles, telles des lis bleus»627. Le mythe de la puissance ignée -même si le cadre dans lequel elle se manifeste est, certes, réduit mais non pas moins hautement significatif- s'exprime dans toute sa splendeur et son ambivalence: élément doté d'une vitalité -d'une virilité?- ravageuse, destructrice, le feu ne cesse de captiver par ses pulsions, sa poussée irrépressible, sa pétulance, sa beauté et sous un certain aspect par son côté dionysiaque. Sa représentation phallique présente ne fait que conforter l'idée du feu en tant que support imaginaire du désir -du désir essentiel- et de l'assouvissement de ce dernier628. Quant à la terre, enfin, elle ne manque pas de symboliser la fécondité ainsi que la régénération; toutefois, le poète va s'attacher à mettre en évidence la substance nutritive qu'elle sécrète et les prodigieux effets génésiques qu'induit cette dernière. «Cousu à la terre par le fil de l'attention»629, il perçoit au-dessous de la surface du sol «un énorme et effroyable tapage»630 qui est mis en oeuvre par «ces jus de végétaux appelés sèves, lesquelles se mettant en branle, s'appliquaient à cogner l'intérieur des troncs, comme si elles frappaient à des palais inhabités...: on eût dit qu'en ces troncs, il ne se trouvait personne qui fût chargé d'ouvrir les écorces et de livrer passage à cette bande d'excitées»631. Au milieu de semblable confusion et pour calmer la mélée se —375→ fait entendre la puissante voix de Sa Majesté le dieu Jus qui lance ordres et injonctions. Fluide vital, liqueur séminale, cette émanation de la terre se singularisera par son énergétisme bouillonnant; en tant que principe de la vie, ce jus est érigé en souverain, ce qui, à l'évidence, le place dans l'imaginaire de Rueda au faîte de la puissance vitale.
Ecrivain très attaché à la terre ainsi qu'au peuple d'Andalousie, Salvador Rueda a voulu, avec son livre, nous en révéler des aspects essentiels, c'est-à dire ceux qui à ses yeux sont portéúrs -chacun à sa manière- des fragments de l'identité de cette province d'Espagne. Il a cultivé, simultanément, le verbe -avec bonheur-, croyons-nous- grâce à une sensibilité que l'on peut qualifier très justement de moderne. En effet son attraction pour la lumière, la peinture et la couleur, les formes pures et stylisées, les matières précieuses, la musique, et leur rapport au monde d'une part, son imaginaire élémentaire d'autre part, représentent déjà en 1886 une «avancée» certaine en direction de ce que l'on appellera plus tard le modernisme et c'est fort judicieusement qu'à ce propos González Blanco considère Rueda comme «lien de transition pour la poésie nouvelle»632.
Il était done opportun, nous semble-t-il, de remettre en lumière, un siècle plus tard, l'auteur et cette oeuvre qui sont tombés -injustement- dans l'oubli depuis plusieurs lustres, en égard au renouveau -poétique- qu'ils véhiculaient. Précisons toutefois que El Patio Andaluz, lors de sa parution, n'avait pas manqué d'attirer l'attention du talentueux critique de la fin du XIVe siécle, Leopoldo Alas, Clarín, qui, avec beaucoup de clairvoyance soulignait que Rueda «a fait avec de l'encre qu'il a répandue sur le papier, ce que Dieu fit, Lui saura comment, avec des rayons de soleil et des jus de la terre»633.
Enfin, nous ase désirerions point conclure sans nous référer à ce que déclarait avec sagacité Juan José Soiza Reilly sur l'écrivain: «Salvador Rueda est né à Málaga. Dans un village entouré de montagnes élevées. A Benaque... Durant toute son enfance, il a bu, là-haut, trop de soleil. C'est pour cette raison qu'il vit en une atavique ivresse de ciel. Plaise à Dieu qu'aucun médecin ne soigne son énivrement céleste»634.