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La mort dans «Sombras nada más» de Sergio Ramírez: entre «thanatos» et conjuration

Nathalie Besse





Sombras nada más du Nicaraguayen Sergio Ramírez se déroule dans un contexte de mort à la fin du conflit entre les sandinistes et le dictateur Somoza, dans lequel coexistent pulsions destructrices et conjuration face à un néant que mythe et création artistique s'ingénient à évincer.

Le roman s'ouvre sur la capture d'Alirio Martinica, ancien bras droit du tyran, quelques semaines avant la défaite de celui-ci. Soumis à un jugement révolutionnaire puis populaire, il risque la peine capitale dans cette guerre fratricide où l'on tue et où l'on meurt, parfois comme des chiens1, comme si au-delà du cadavre, seule image pour le vivant de l'impensable de la mort, la façon de mourir pouvait animaliser et néantiser davantage l'être qui, sans devenir une chose, n'en est plus un pour autant. Double négation de l'autre auquel on ôte la vie et la dignité?

A cet égard, les sbires tortionnaires de Somoza apparaissent d'autant plus déshumanisés qu'ils méprisent l'humain en l'autre comme si cela revenait à ne plus être soi-même un homme, et représentait une forme de mort pour l'offensé autant que pour l'offenseur. Une mort qui commence peut-être aussi avec la corrélation oppression-terreur condamnant les victimes de la tyrannie à vivre dans l'ombre comme l'exprime un Alirio Martinica mort de peur: «-Si Somoza sabe que yo te escondí, me corta los huevos. [...] Todo lo sabe, de todo se da cuenta, este teléfono Moralitos lo tiene intervenido»2.

Face à l'horreur de la dictature, le révolutionnaire entend incarner le sauveur: altruisme, droiture et abnégation définissent ce héros auto-proclamé qui oppose à la thanatocratie instaurée par le despote, un discours relevant de la «thanatomanie» selon le néologisme de Gérard Chaliand3: en effet, la guerre juste à laquelle se livrent corps et âme des rebelles pour lesquels une patrie libre vaut bien la mort (patrie qui devient dès lors une valeur transcendante puisque méritant un sacrifice qui étymologiquement la rend sacrée), donne lieu à une esthétisation romantique de la mort patriotique et à une mythification du martyr, honneur de la nation (ce qui tend d'ailleurs à montrer que si l'appréhension de la mort peut être contextualisée culturellement, elle dépend également de circonstances historiques). L'un des membres du tribunal révolutionnaire ne reprend-il pas ainsi l'accusé: «Tenga cuidado con lo que dice sobre la compañera Cristina porque su memoria es sagrada, sepa que cayó combatiendo»4. Sergio Ramírez qui se défie du manichéisme, pense que le pouvoir corrompt, quelque idéologie qu'il véhicule et quels que soient ceux qui le détiennent car il agit tel un poison qui profite de la faiblesse humaine, si bien qu'il peut amener ceux qui se croient les plus vertueux à se supprimer entre eux: ce pouvoir pour lequel l'homme peut tuer, tuerait-il quelque chose en l'homme?

On remarquera que ceux qui affrontent la folie mortifère du dictateur, ne semblent guère épargnés par des pulsions de mort parfois dirigées contre eux-mêmes. Le sermon révolutionnaire dénie pourtant la mort qu'il glorifie dans la mesure où, d'après lui, le héros ne saurait mourir. Certes, une telle idée sert d'abord la «mystique» sandiniste mais comment ne pas y voir une illustration parmi d'autres de l'incapacité à assumer sa finitude, une «soif d'éternité» pour parler comme Karl Jaspers, une conjuration de cette mort qui suscite effroi et fascination? Dans ce combat opposant le juste au monstre, et perpétuant donc, entre eschatologie et cosmogonie, des mythèmes fondateurs et essentiels, la mort est également envisagée sous son aspect mythique et comme abolie puisque la fin est synonyme de régénération: la victoire des braves peut permettre le passage des ténèbres de la tyrannie à la lumière. Ainsi, à la mort d'Alirio Martinica, une sorte de déluge sur la ville de Tola où se tient le tribunal et où il ne pleut jamais, éclaircit le ciel qu'il paraît purifier «brillante [...] pulido, limpio de nubes» et sous lequel «iban secándose las banderas de la victoria con el sol»5.

Avant que ne se dissipe la nuit de la dictature, c'est dans une période anarchique de transition de pouvoir que l'ancien secrétaire privé de Somoza est soumis à un jugement révolutionnaire puis populaire. Dans cet État ébranlé par les convulsions de l'Histoire et agonisant pour ainsi dire, l'anomie ambiante favorise la régression à une violence primitive -dont l'intériorisation a fait naître la morale, le droit et la justice- par laquelle le peuple extériorise à présent ses instincts les plus vindicatifs. En proie à thanatos après l'assassinat des enfants de Belén, il lynche sans autre forme de procès deux somocistes du village supposés coupables. Les sandinistes qui refusent la barbarie tout en comprenant la douleur des mères, tentent de canaliser la démesure de cette foule incontrôlable par une approche plus légaliste mais quelle légitimité possède cette «Cour» improvisée et à qui revient-il de décider du juste et de l'injuste puisqu'aussi bien les révolutionnaires que le peuple sont en l'occurrence juge et partie?

Ce tribunal ne s'avère-t-il pas, en dépit de son vernis protocolaire, un lieu de non-droit livré à des individus passionnels car, à y regarder de près, de quoi Alirio Martinica est-il indéniablement coupable sinon de lâcheté, et comment prendre au sérieux cette farce qui consiste moins à apprécier les fautes de l'inculpé que son éloquence? Le dénouement du drame qui va se jouer lors de ce jugement populaire qui a tout d'une représentation théâtrale, dépendra en effet de l'aptitude d'Alirio Martinica à séduire le peuple:

la verdadera función empieza ahora, en cuanto nos suban al tablado de los escolares, allí es donde debés echar mano de todas tus artes. ¿Artes de qué? Artes de artista, qué otras artes, el juicio de las masas populares va a consistir en que te suben al tinglado, Manco-Cápac anuncia tu nombre, da una vista de lo que alegan que hiciste, después te toca a vos defender tu causa, y si votan a favor tuyo te salvás. ¿Una votación en urnas? Nada de urnas, el voto va a ser un aplauso. [...] Aplausos atronadores, vas para afuera, ningún aplauso, te jodiste6.



Ce personnage défunt à l'instant de l'énonciation qui est une ample rétrospection, se trouve donc «face à sa propre mort», devenant plus que jamais, selon la formule d'Heidegger, cet «être-pour-la-mort» qu'il incarne depuis le premier souffle. Mais Alirio Martinica pouvait être perçu avant cela comme inexistant, d'une certaine manière, si l'on considère que cet homme qui a d'abord connu les méandres du pouvoir, n'avait pas réellement d'existence propre: «hombre todopoderoso en las sombras»7, telle une figure fantomatique évoluant dans le monde des ombres, métaphore de la mort.

«Indéfini» dans le pouvoir, Alirio Martinica n'est-il pas «fini» dans la disgrâce puisqu'on peut lire, après qu'un complot le fit accuser d'abus sexuels sur mineurs, des termes tels que «caída» ou «hundido»8. A cette première destitution qui contient une mort symbolique, s'ajoute celle de la capture et du jugement: dépossédé de ses biens, attaché, enfermé, parfois à quatre pattes dans l'obscurité, tête basse, larmoyant, il n'est plus que «el reo», non personnifié durant quelque 35 pages et «escuchando los secretos que se le cuentan con toda confianza a un muerto»9.

Puis Alirio Martinica apparaît définitivement déchu lorsque, livré à la vindicte populaire, humilié par la lecture publique des actes du jugement dans lesquels il dévoilait sa vie privée, il est également dévirilisé et sali par sa maîtresse le taxant d'impuissant et de pédophile, et trahi par Leónidas Galán Madriz, juriste affidé de Somoza, vil et calomniateur, qui le devance en relatant à sa place une histoire truculente susceptible de divertir le peuple alors qu'il avait conseillé à Alirio Martinica de la raconter pour échapper au paredón: Somoza prend des cachets pour maigrir qui provoquent une «incontinencia fecal si se mezcla con alcohol», et se laisse aller malgré lui dans la piscine où il se trouve entouré de ses collaborateurs «paralizados de miedo, mientras la mancha turbia se extendía como tinta de calamar y los iba alcanzando poco a poco» sans qu'aucun n'ose bouger10.

Amusant et talentueux, Galán le bien nommé est acclamé par la foule qu'il a su tenir en haleine après avoir fait de cette anecdote une allégorie (et ridiculisé Alirio Martinica qui aurait figuré parmi les baigneurs): «¡El somocismo no es más que pura mierda, y en esa mierda se bañan los serviles11. Il quitte la scène ovationné, abandonnant là un Alirio Martinica «anéanti», à qui il vient de voler la vedette et dont c'est le tour de jouer sa vie dans cette étrange chronique d'une mort annoncée. Abattu et piètre comédien, il s'avère pathétique: sans humour, réclamant les rires et s'applaudissant lui-même comme pour inciter à en faire autant une assemblée qui l'écoute dans un silence de mort jusqu'à ce que l'interrompe la sentence qui le livre à la «curée»: «hasta que alguien gritó: [...] ¡Ya bájenlo, que aburre12. Descendu de la scène sous les huées qui signent son déclin, il mime la Chute biblique: une décadence, un châtiment vouant l'homme à être mortel.

Conduit au mur des fusillés «en calzoncillos y camisola [...] descalzo, una soga calzada al pescuezo y las manos amarradas por delante»13, dans la cage où était auparavant son singe, il est finalement assis, devant le mur où il chancelle, sur une chaise qui lui appartenait et sur laquelle il paraît détrôné, comme un objet sans plus de libre arbitre -«lo sentaron»14- au beau milieu de la liesse populaire: cet Alirio Martinica pitoyable, déshonoré et animalisé, semble annihilé dans le regard de l'autre et en tant que personne, réduit à néant avant même d'être exécuté.

La comédie ou la mort? Le peuple préfère le spectacle à la justice: indépendamment de sa valeur morale et de ses actes, c'est l'orateur émérite qui ne meurt pas comme si une bonne mise en scène pouvait «dé-jouer» la mort. De même que dans Les Mille et une nuits, le récit captivant permet de retarder la fatale échéance, révélant le pouvoir de séduction du mot: ce public reconnaissant d'avoir été manipulé parce qu'il attend moins la vérité que l'illusion, peut rappeler ces lecteurs dont Sergio Ramírez affirme: «queremos ser encantados, que quiere decir engañados de verdad [...]. A fondo y sin falsas mentiras. Queremos mentiras verdaderas»15.

Le romancier ne risque-t-il pas son devenir en un sens lorsqu'il se soumet au verdict d'un lecteur qui l'applaudit ou le condamne au silence selon que ses mensonges vraisemblables auront su convaincre ou pas? Et pour ce faire, il ne manque pas de procédés fallacieux dans ces créations littéraires qui, à leur manière, bravent cette mort «définitive» que serait l'oubli: en effet, cet auteur rencontre ses personnages et devient donc lui-même un être de papier. A l'instar d'un Velázquez se peignant en train de peindre, le romancier Sergio Ramírez écrit sur le personnage de Sergio Ramírez recueillant des éléments pour rédiger son œuvre: auto-fictionnalisé, il se reproduit comme dans un roman-miroir -le préservant de l'oubli? Et ce doublement car l'écriture, à la différence d'une parole fugitive, est le lieu de la permanence; on sait en outre que l'activité artistique naissant de la sublimation de la pulsion sexuelle, peut représenter une conjuration face au néant: ou de l'éternel duel entre éros et thanatos.

Si cette tentative littéraire d'«éluder» la mort consiste à contrer l'oubli, il en est peut-être une autre qu'une mémoire erronée tend à rasséréner: chaque chapitre formé en dyptique comporte une deuxième partie dont le document d'archives présenté est précédé d'un titre romancé qui trahit donc une Histoire -roman vrai si l'on en croit Paul Veyne- ré-inventée, subordonnée à la fiction, mais qu'on veut nous rendre assez crédible pour que la fiction devienne Histoire. Or, et bien que Sergio Ramírez bénéficie du recul et de la sérénité nécessaires pour écrire sur cette époque16, pourquoi ne pas émettre l'hypothèse selon laquelle la ré-élaboration de l'Histoire peut révéler un besoin -inconscient?- d'exorciser l'échec sandiniste: ré-écrire le passé en le confondant à l'illusion, pour effacer celui qui fut vécu comme une douloureuse désillusion et mieux «faire le deuil» du rêve abîmé sur l'écueil du pouvoir?

Pourtant, Sergio Ramírez lui-même dénonce son «intrigue» lorsque, tel un imposteur repenti, il dissuade le narrataire de le croire par le truchement d'un personnage s'adressant à son créateur -«has afirmado en aquel mismo libro una falsedad peor que la otra [...] mi destino es vivir a merced del capricho de tus invenciones»17-, ou lorsqu'il «désenchante» le lecteur de cette histoire qui n'était qu'un songe, dans les dernières lignes du roman où il donne un avis d'investigateur sur ses nombreux documents apocryphes: «Es obvio que en el relato de María [...] sobre sus funerales hay una confusión no sólo de fechas sino de circunstancias, mas yo he querido dejarlo así por razones de novelista»18. Mais le romancier qui se démasque ne confère-t-il pas paradoxalement à son œuvre un réalisme accru qui rend son «histoire fausse» plus véridique?

Quoi qu'il en soit, ce roman inspiré d'un fait réel protège la mémoire des morts, et particulièrement celle de ces personnages prétendus secondaires noyés dans le flot des grands événements alors qu'ils servent parfois de levier à une Histoire ingrate et oublieuse. Ainsi Alirio Martinica est-il sauvé du néant et promis à éveiller quelque compassion chez un narrataire invité à la nuance. Sa femme écrit en effet à Sergio Ramírez:

Alirio Martinica, un hombre escabroso, es cierto, muy dado a sus fatuidades, pero que tuvo su calvario, y todo aquel que tiene un calvario merece que se le guarde compasión [...] si algo espero de ti es que nunca vayas a tomarlo como objeto de burla19.



Que le romancier se le propose ou non, il lui rend une forme de justice post-mortem, si fictive soit-elle. Là n'est sans doute pas néanmoins la raison pour laquelle le lecteur saluera volontiers l'œuvre de Sergio Ramírez, en espérant une prochaine «comédie» car, dans le mirage de la lecture comme dans celui de tout spectacle, on s'évade du temps profane pour rejoindre un succédané du temps magico-religieux -dirait Mircea Eliade- et n'est-ce pas là défier la mort?

Mais quelque conjuration -mythique ou artistique- qu'on invente, c'est une impasse par certains aspects semblable à celle d'Alirio Martinica qui attend chaque acteur du «drame» humain guetté par la patiente embuscade de la mort. Pour l'exprimer avec les mots de Blaise Pascal: «Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais».





 
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